À la direction de
« La Maison Ephémère », Brigitte Bailleux et Guy Theunissen forment un
duo incontournable du paysage culturel belge. Double portrait.
Photo : Robert Bui |
Initialement formé à
la psychologie sociale pour Guy et à la philologie romane pour Brigitte,
pouvez-vous raconter respectivement l’histoire de ce qui vous a fait arriver au
théâtre ?
Guy : Après
ma licence en psychologie sociale, j’ai commencé à travailler comme chercheur
en sociologie à l’université. Le but était de commencer un doctorat sur la
question du pouvoir, question qui était déjà mon sujet de mémoire. À ce
moment-là, je m’embêtais un peu. Je faisais déjà du théâtre en amateur depuis
pas mal de temps à Liège et je continuais des formations par-ci par-là. Et puis
un jour, le professeur en question m’a proposé une recherche au CNRS (Centre
National de la
Recherche Scientifique) sur la thématique de l’introduction
de nouvelles technologies informatiques en milieu hospitalier et ce que ça
changeait au niveau des relations de pouvoir. Ça m’aurait amené à travailler
partout en Europe. C’était un pont d’or pour un chercheur ! Je me suis
imaginé faire ça pendant quatre ans... et puis ça m’a fichu la trouille !
Je me suis dit que c’était le bon moment pour prendre une décision. J’ai tout
bazardé et je me suis lancé pleinement dans une activité théâtrale
professionnelle. J’ai monté une compagnie. Je me suis inscrit au conservatoire
de Liège où je ne suis resté que quelques mois ; reprendre un statut
d’étudiant après huit ans passés sur les bancs de l’université, ce n’était plus
mon projet. Et puis finalement mon entourage m’encourageait alors j’ai
poursuivi naturellement sur cette voie.
Brigitte : Au
départ, j’ai fait les romanes parce que j’étais persuadée que c’était la porte
d’entrée pour devenir poète ! J’aimais énormément la poésie ! Je me
suis vite rendu compte que ce n’était pas le cas. Je voulais faire du théâtre,
alors j’envisageais de multiples alternatives : passer en communication,
m’inscrire au conservatoire, etc. Et puis je me suis quand même obstinée à
terminer ce que j’avais commencé. A la fin de ma licence, je projetais de
passer l’examen d’entrée du conservatoire de Liège, mais des circonstances
amoureuses ont changé mes plans, je suis partie au Maroc puis dans le sud du
Luxembourg. J’ai enseigné le français pendant sept ans. Parallèlement, je
faisais du théâtre semi-professionnel à Luxembourg. Faire du théâtre de cette
manière ne me satisfaisait pas car pour moi, le théâtre était une manière de
questionner le monde et je voulais avoir le temps et les moyens d’un travail en
profondeur sur le contenu et les formes. C’était une passion que je ne pouvais
qu’envisager que comme un métier. J’ai fait le pas, j’ai quitté l’enseignement
et j’ai créé une compagnie, d’abord en France et puis en Belgique. Nous étions
trois, quatre et nous avons tourné avec notre premier spectacle une
cinquantaine de représentations, principalement en Lorraine française.
Et maintenant que
vous êtes chacun pleinement dans la profession, vous sentez-vous satisfaits ou
un virage est-il toujours envisageable ?
Guy : Quand
nous nous sommes lancés, c’était fin des années 80. Nous nous sommes rencontrés
en 1990 et nous avons fusionné nos compagnies respectives, ce qui a donné
naissance à la « Maison éphémère ». Il s’agit donc d’un projet commun
(pas de « couple » parce que nous avons nos identités artistiques
bien définies) qui dure depuis un certain temps. Quant à être pleinement satisfaits,
heureusement que non ! Le jour où nous serons satisfaits, cela voudra dire
que tout est fini ! On continue à relever les défis au jour le jour.
Aujourd’hui nous sommes de plus en plus
sollicités par des jeunes ! Que ce soit comme metteurs en scènes ou
producteurs. En plus de nous faire plaisir, cela nous force à continuer à nous
remettre en question et sentir ce qui se passe dans la génération qui arrive.
De votre point de
vue, comment se sont passé vos débuts professionnels ?
Guy : La
grosse difficulté que nous avons rencontrée l’un et l’autre était que nous ne
venions d’aucun circuit officiel (conservatoires, INSAS ou IAD) et donc nous
n’avions pas de réseau, on ne connaissait absolument personne du métier !
Par conséquent, nos dossiers, peu importe leurs qualités, étaient considérés
comme amateurs ou non « légitimes ». Nous devions alors faire montre
d’excellence. Il m’a fallu personnellement beaucoup de tempos, des années,
avant de me sentir définitivement légitime artistiquement.
Brigitte : L’autre
difficulté était que la question de la légitimité. J’avais l’impression de devoir faire
d’autant plus mes preuves. Moi qui suis déjà perfectionniste de nature, je
devais prouver que je méritais d’être là même si je n’avais pas le papier qui
légitime ! C’était très dur, tout s’est fait peu à peu : ça a mis beaucoup de temps.
Selon vous, qu’est-ce
qui détermine la légitimité d’un créateur formé hors du circuit officiel, dans
le paysage professionnel actuel ?
Guy : J’ai 50 ans, je pense faire partie de la
dernière génération où il était possible que quelqu’un qui n’(était pas issu du
« sérail » puisse rentrer dans le circuit officiel des théâtres
subventionnés. Je pense que les jeunes issus des autres formations, que ce soit
le cirque, Lassaad, la
Kleine Académie, etc. seront cantonnés malgré eux aux
« nouveaux espaces de représentation ». Rentrer dans le réseau
du théâtre subventionné, je crois que nous sommes, à ma connaissance, les
derniers à l’avoir fait par l’extérieur.
À votre avis, est-ce que ça sera encore
possible à l’avenir ?
Guy : Je pense
que non. Parce qu’il y a déjà une trop grande pression des écoles ; on ne
sait déjà pas quoi faire avec l’ensemble des jeunes qui sortent. Quand ça leur
arrive de chercher des comédiens de notre communauté, les institutions ont
d’avantage tendance à engager des comédiens issus du CAS (Centre des Arts
Scéniques) ou autre, que des comédiens qui viennent
d’ « ailleurs ».
Brigitte : C’est
vrai que ça devient de plus en plus compliqué : quand des jeunes nous parlent
de se lancer dans le théâtre sans passer par une haute école, on leur dit
justement « Si ! Il le faut ! Sinon vous n ‘aurez pas de réseau,
pas de « famille ». » Cependant, comme nous n’étions d’aucune
« famille », nous étions ouverts à toutes ! On constate que
certaines « familles » ne connaissent pas du tout les autres et sont
en quelque sorte repliées sur elles-mêmes. Nos relations se composent
d’artistes issus de multiples genres de théâtre, de diverses formations, de
diverses écoles, etc. C’est une richesse ! Parce qu’on travaille de
manière différente au fil de nos rencontres. Je crois que cela a un peu
influencé notre manière de fonctionner, qui est de toujours questionner notre
rapport au public.
Guy : Une
anecdote : Je crois que j’ai acquis une vraie légitimité le jour où j’ai
joué au Théâtre du Parc. Je suis entré par un procédé un peu particulier :
en 1997 ou 1998, je rencontre par hasard Yves
Larec. Il faut savoir qu’à l’époque je travaillais surtout sur du Théâtre
de recherches, de corps, d’expérimentations. Je travaillais notamment sur le
théâtre de la cruauté d’Artaud. Donc l’inverse du Théâtre du Parc ! Pour
moi, le Parc produisait vraiment la négation de ce qu’était la nature du
théâtre et était la quintessence du théâtre bourgeois. Et voilà que je
rencontre son directeur ! Cet homme m’a beaucoup plu. J’ai écrit une
lettre dans laquelle j’exprimais mon admiration pour lui, parce qu’il avait
toute une réflexion politique autour du théâtre qui était très
intéressante : le rapport aux comédiens au Parc que je trouvais
exemplaire. Je précisais cependant dans la lettre que je le considérais
artistiquement comme le diable, que j’étais très surpris, que je ne le
connaissais pas comme ça et que si on avait l’occasion de mieux se connaître
autour d’un projet concret, qu’il n’hésite pas ! Un mois plus tard, il me
téléphonait pour m’engager ! Alors que c’était pratiquement une lettre
d’insultes. Je me souviens de la soirée de présentation de saison cette année-là.
J’étais très mal à l’aise parce que tout le monde me dévisageait en se
demandant qui j’étais, d’où je sortais. Yves Larec s’en amusait beaucoup en
jetant de temps en temps « Je l’ai trouvé dans la rue ! » à ses
invités. Bref, à partir du moment où j’ai
eu le théâtre du Parc dans mon CV, j’étais tout d’un coup devenu un acteur
«sérieux».
Comment a évolué le
théâtre belge depuis vos premier pas à aujourd’hui ? Quel a été votre
vécu ?
Guy : Nous
sommes arrivés juste après les années glorieuses où on pouvait créer une
compagnie, créer un bon spectacle et voilà ! Tu existes ! Nous, nous
sommes arrivés juste au moment du fameux moratoire. C’est-à-dire que le
gouvernement avait décidé de ne plus attribuer de nouvelles subventions de
fonctionnement. Nous faisions partie des « vieux-jeunes » au même
titre que Michael Delaunoy, Xavier
Lukomski, Frédéric Dussenne, Pascal Crochet, etc. Tout d’un coup, on était
bloqués, on n’avait plus ou à peine quelques ouvertures. Mais c’était malgré
tout encore possible avec les coproductions et l’aide aux projets ! Nous y
sommes arrivé au bout de quinze ans de batailles. Aujourd’hui, il y a une
inflation de propositions. Lors de la dernière audition du CAS, j’ai été frappé
par le nombre de jeunes qui font partie de tel ou tel collectif, qui ont monté
telle ou telle compagnie et qui lancent leurs projets. Ils le font bien sûr
gratuitement. Nous, nous ne sommes plus en mesure d’engager les gens
gratuitement, il nous faut du budget. Donc vis-à-vis d’un projet qui demande de
l’argent et d’un autre qui n’en demande pas, nous ne sommes pas concurrentiels.
C’est con à dire mais c’est comme ça ! Et puis surtout, avant, quand nous
avions un bon spectacle, nous étions pratiquement sûrs de le faire tourner.
Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Et de toutes façons les spectacles tournent
beaucoup moins qu’avant.
Brigitte : Nous
attachions beaucoup d’importance à la diffusion parce que c’était le moyen
d’atteindre les plus petits lieux. Avoir quarante, cinquante dates aujourd’hui,
c’est devenu vraiment exceptionnel ! Nous avions souvent des laps de temps
relativement importants entre deux spectacles parce que nous prenions le temps
de rassembler l’argent nécessaire pour financer une vraie production
professionnelle. Nous ne voulions pas ne pas rétribuer l’ensemble des gens qui
exerçaient chacun leur métier.
Guy : C’est
aussi ce pourquoi nous avions de petites distributions. À l’inverse d’autres
opérateurs culturels, qui n’ont pas notre souci premier de payer l’acteur pour
le métier qu’il exerce et qui pouvaient faire de très bons spectacles avec
douze acteurs et très peu de budget. Nous n’avons jamais monté de spectacle
avec douze acteurs professionnels parce que nous n’en n’avons jamais eu les
moyens ! Mais par exemple, nous tenons toujours à payer les jours de
répétition ! Ce qui se fait rare de nos jours.
Brigitte : Je
constate aussi de plus en plus que ce sont les institutions qui deviennent les
décideurs presque uniques et qu’elles ne sont pas au service des artistes, des
projets de compagnies ou de collectifs. Les compagnies et les collectifs ont de
moins en moins de pouvoir. Parce qu’on n’a pas de monnaie d’échange. Il y a un
très grand nombre de spectacles de qualité proposés mais les institutions se
tournent d’avantage vers les coproductions entre institutions, les échanges de
spectacles et les commandes – qui peuvent aussi bien sûr être de qualité. Il
arrive de moins en moins qu’un projet qui émane directement d’une compagnie
trouve sa place. Il y a de moins en moins de places. De plus, je remarque que
les espaces parallèles sont en régression. Tout s’est fortement compliqué au
niveau de la législation, de la promotion et de la communication : il est
plus difficile aujourd’hui de faire venir les spectateurs dans un lieu nouveau.
Il y a eu une époque où il était encore possible de faire un spectacle très
pointu dans un lieu alternatif devant un public restreint. Maintenant, on n’est
plus là-dedans.
Guy : La
contrainte légale, qu’elle soit au niveau de l’ONEM, du Forem, d’Actiris ou
autre, relatif au statut de l’artiste, pose de gros problème aujourd’hui. Par
exemple : si je veux amener des collaborateurs dans un festival
international, il est normal qu’ils soient présents toute la durée du
festival ou au moins une partie; on ne va pas venir le veille, monter,
jouer et partir. Il doit y avoir une rencontre. Aujourd’hui, ce n’est plus
possible parce qu’aux yeux de la législation on doit rémunérer les artistes
toute la semaine, même pour un jour de représentation, ce qui nécessite un
budget conséquent, un budget impossible. Les contraintes actuelles empêchent la
réalisation du travail.
Selon vous,
aujourd’hui, quels sont les points forts de « La Maison
Ephémère » ?
Brigitte : D’une
part, la production, qui est performante, stable, à l’écoute et au service des
objectifs artistiques et humains. Des nôtres mais aussi d’autres personnes qui
font appel à la compagnie. Ça crée des
liens, ce qui est important. D’autre part, le souci, artistiquement, de
veiller, à chaque projet, à approfondir nos recherches sur le pourquoi, pour
qui et le comment ; à ne pas hésiter à mêler d’autres disciplines
artistiques- marionnette, danse, musique en live, video – Dans nos forces ou
nos particularités il y a aussi les coproductions avec des auteurs ou comédiens
africains – Sénégal, Cameroun, Burkina Faso et bientôt Guinée Conakry que Guy
initie. Nous nouons aussi un lien, dans le cadre plus local, avec les comédiens
amateurs : tous les trois ans, un spectacle en été et en plein air, mêlant
amateurs et professionnels, musiciens et comédiens ; on met régulièrement
en scène également des compagnies amateurs, je donne parfois des formations
pour Promotion Théâtre ou pour la FNCD.
On a toujours défendu l’écriture contemporaine et les auteurs vivants.
Nous écrivons aussi et nos textes sont édités.
Guy : Comme on
vient chacun d’un milieu universitaire, on bénéficie d’aptitudes à rédiger des
dossiers correctement, construire les choses autrement, d’apprendre la
législation sociale plus rapidement, en bref, d’être indépendant et c’est une
indépendance qu’on revendique. Comme j’aime le dire souvent avec humour :
La maison éphémère : la création du sol au plafond ! Comme on cumule
chacun les compétences de production, d’auteur, de mise en scène et d’acteur.
Même si évidemment on a besoin d’aide ; aujourd’hui c’est notre
administratrice qui gère notre production. Concernant le travail en Afrique,
c’est un travail qui me tient à cœur, que je développe en continu au niveau
artistique : ce choix a de très grandes implications politiques aussi.
Parce qu’on est confronté à d’autres modes d’expressions, d’autres façons de
parler, bouger et surtout d’autres urgences, parce qu’il y en a des
urgences ! Tout ça ouvre les yeux sur le Monde, c’est ça que je veux
transmettre.
Justement,
pouvez-vous me raconter l’histoire de la naissance de votre rencontre avec
l’Afrique et des échanges qui en découlent ?
Guy : C’est
le fruit du hasard ! En 1990, je
passais une audition pour la Compagnie du Brocoli, de théâtre-action, une
adaptation de l’Oiseau Vert. Le directeur de l’époque était en contact avec un
opérateur français qui cherchait des acteurs belges pour un projet d’échange
sur le fleuve Congo . Il nous a mis en contact et c’était parti ! Je me
retrouvais avec des acteurs congolais, français, belges, tunisiens, québécois,
bref toute la francophonie, sur un bateau qui, depuis Kinshasa, remontait sur
le fleuve Zaïre (aujourd’hui Congo). Je passe les détails sur les difficultés
qu’on a rencontrées sur ce petit bateau à 150 alors qu’il était prévu pour 80
personnes ! Dix ans plus tard, un collègue congolais (Congo Brazzaville)
me rappelle pour un spectacle qui nécessitait un « méchant
blanc » ! Nous étions alors en 2000, les acteurs congolais avaient
vécu trois guerres civiles durant les années 90. Je les entendais raconter de
ce qu’ils avaient traversé, témoins directs de ce nous voyions à la télévision
à l’époque. Je côtoyais ces gens qui me ressemblaient : de classe moyenne,
intellectuels, artistes, ... mais avec une vie complètement différente. De là
sont nées de très fortes amitiés. J’ai eu dès lors une absolue nécessité de
parler de ça.
Brigitte, comment
as-tu abordé cette thématique-là ?
Brigitte : Ce
sont vraiment d’abord les projets de Guy. J’interviens de temps en temps vers
les dix derniers jours pour apporter mon regard ou pour aider quand il y a un
travail d’adaptation à faire comme sur « Celui qui se moque du crocodile
n’a pas traversé la rivière » Je suis d’avantage au service de sa mise en
scène pour ces projets-là.
Y-a-t-il un spectacle
en particulier qui vous aurait marqué et, en quelque sorte, posé les bases de
l’identité artistique de « La Maison Ephémère » ?
Brigitte : Cela
varie pour l’un ou pour l’autre. Pour moi c’était le projet
« Confidences ». C’est un projet à moi. A l’époque, je jouais et je
trouvais intéressant de confronter un texte et une esthétique de mise en scène.
Pour « Confidences » j’avais demandé
à Thierry Salmon de faire la
mise en scène et il m’a conseillé de la faire moi-même. À l’époque, un festival « Les Moissons » à la
Balsamine permettait de faire un banc d’essai avec une visibilité d’une ou deux
représentations . Je me suis lancée ! La proposition théâtrale a plu aux spectateurs et moi, je me suis
vraiment sentie à ma place dans le rôle du metteur en scène. C’était un
spectacle construit à partir d’une émission radio avec un gros travail sur la
parole brute. À la radio, des anonymes appelaient pour raconter leur vie, des
choses ordinaires. Mais leur ordinaire était devenu notre extraordinaire ;
je suis partie de ce matériau pour créer des personnages. Guy jouait dans le
spectacle ainsi que François–Michel Van der Rest, Giovanni Guzzo et Strike. Les
comédiens, mêlés anonymement aux spectateurs, en émergeaient pour prendre la parole. A
certaines représentations, des spectateurs ne savaient jamais si le spectacle avait commencé ou pas.
« Confidences » il a beaucoup tourné ! C’est à partir de ce
moment-là que je suis restée à la mise en scène.
Guy : Il faut
savoir que c’était la première fois qu’un spectacle était construit autour de
paroles brutes, sans la changer, sans la trahir, cela n’avait jamais été fait
avant ! Le concept a été repris maintes fois depuis. En ce qui me concerne
et pour répondre à ta question, ce sont des spectacles que j’ai vus qui ont été
fondateurs de ma pratique. J’en retiens deux en particulier : « La
tempête » mise en scène par Peter
Brook, qui a été une révélation ; du théâtre avec les moyens du
théâtre. Les décors étaient en cartons, des oiseaux pendaient au bout de fils,
tout était à vue ! Une démarche très élisabéthaine. Ce que nous en avons
gardé dans notre pratique c’est : déconstruisons le théâtre pour rappeler
qu’on y est ! On montre qu’on est au théâtre ! Une planche qui grince
est pour moi très importante parce que ça veut dire qu’on est sur une scène
même si la scène est censée se passer dans une rue. Donc je fais beaucoup de
mise en abîme en ce sens. Ensuite le deuxième spectacle qui m’a marqué c’est
« Les Troyennes » mis en scène par Thierry Salmon. Vingt-six femmes sur scène qui chantent et disent
le texte en grec ancien. Ça a été un choc qui m’a fait me dire « c’est ça
que je veux faire !». Quand un acteur est sur scène et porte quelque
chose, cela suffit. Le premier spectacle professionnel que j’ai mis en scène
« Le collier d’Hélène » en Afrique a été en quelque sorte la
quintessence de cela. Un texte de Carole
Fréchette que j’ai fait précéder d’un prologue que j’avais écrit où chacun,
acteurs comme techniciens, venait sur scène expliquer le lien personnel qu’il
avait avec la pièce. Avec de la musique live, la danse, etc. J’y ai mis tous
les éléments qui définissent ma pratique aujourd’hui. Un autre spectacle, qui
est pour moi l’un des plus beaux parmi mes mises en scène, c’était « L’éveil du printemps » de
Wedekind avec un groupe de jeunes amateurs qui avaient l’âge des rôles. Il
mêlait la danse au jeu et ça a été une expérience extraordinaire de travailler
ces quelques mois avec ces jeunes autour de ces thématiques.
Quels sont les
facteurs qui vous poussent à la nécessité de créer ? Ceux qui vous
inspirent en général ?
Brigitte : Que
ce soit une rencontre, un roman, un évènement,… c’est quelque chose qui, tout
d’un coup, me touche très fort et me donne envie de le transposer sur la scène.
Ce sont rarement des textes de théâtre ! (rires) À part peut-être avec
Denis Kelly. Sinon ça passe souvent par l’adaptation ou l’écriture. C’est
interroger ce monde, être à l’écoute de ce qu’il nous renvoie et de là où il
nous touche, pour porter ce choc intime sur le plateau d’un théâtre et à chaque
fois, réinventer la manière de le faire
résonner.
Guy : Toutes
mes créations ont eu comme origine une rencontre humaine. Si j’ai monté
« Le collier d’Hélène », c’est parce que j’ai rencontré Olivier Makoumbou (un acteur de
Brazzaville) et que nous avions parlé de douleur. Nous sommes devenus ami et
j’ai eu envie de mettre sur scène les conversations que nous avions eues,
conversations où l’on n’arrive pas à la fin. Pour « Papiers d’Arménie »,
Caroline Safarian qui est une amie
avec qui on a fait beaucoup de choses ensemble et on la charriait souvent parce
qu’elle parlait énormément du génocide arménien. C’était devenu une
plaisanterie jusqu’au jour où elle a écrit un texte que j’ai entendu en lecture
au théâtre de Poche. Je suis sorti de là bouleversé ! Tout d’un coup je me
rendais compte que je la charriais sur un sujet dont je ne mesurais pas
l’impact. Pour moi, mettre en scène la question du Génocide arménien, c’était
d’abord reconnaître la douleur de caroline Safarian, la douleur d’une amie. La
création sur laquelle je travaille actuellement « Le cadavre dans
l’œil » qui verra le jour en octobre prochain à Conakry en Guinée, est née
d’une rencontre avec un jeune auteur à Ouagadougou. J’avais parlé de mon
travail sur la mémoire et il m’a interpellé en me disant qu’il avait écrit un
texte sur ce sujet. Il a vingt-sept ans, un petit air intello à lunettes et il
nous parle de la dictature en Afrique dans les années 70. L’Afrique est vraiment
mon sujet de prédilection, mais ce qui m’importe c’est d’abord de porter à la
scène sa parole à lui bien avant le texte. Et le texte est exceptionnel, ça
tombe bien !
Comment abordez-vous
le travail de la mise en scène ?
Brigitte : Je
réfléchis beaucoup ! (rires) J’analyse beaucoup la matière et je vois
après comment elle peut se transposer dans
l’espace mental et physique du plateau. Quel rapport l’acteur va nouer
avec le spectateur ? Pourquoi dit-il ça ? À qui ? Quelles
techniques ? Je me rappelle avoir mis en scène un texte sur la dictature
de Pinochet et avoir utilisé la marionnette parce que je trouvais intéressant
d’utiliser une technique de manipulation dans un spectacle qui parlait de la
manipulation politique. Je cherche quelle va être la forme particulière,
nécessaire à cette matière, en toute subjectivité. Et elle varie évidemment
d’un spectacle à un autre.
Guy : Moi je
prépare moins que Brigitte. Mais je démarre toujours d’un projet dramaturgique
très précis qu’on peut généralement résumer en quelques idées claires. Quand je
rédige un dossier CAP ou autre, il n’y a pratiquement rien qui change dans le
spectacle au niveau des lignes dramaturgiques couchées sur le papier, tous les
éléments du dossier s’y retrouvent. Sans parler de la scénographie qui est en
amont de la mise en scène, ce dont j’aimerais pouvoir me passer parce que
l’espace va déterminer beaucoup de chose dans la suite du travail, j’aime voir
une construction de l’espace au fur et à mesure du travail, la travail du
plateau est important, le terrain décide. Comme Brigitte, j’ai besoin
d’acteurs-créateurs. Si un acteur attend juste mes indications, ça m’emmerde et
ça me fatigue très vite ; je ne trouve pas cela intéressant. Je travaille
considérablement la proxémique, c’est-à-dire à créer une tension, au-delà des
intentions, par les positions des corps des acteurs dans l’espace. Par exemple,
il y a des spectacles où j’ai travaillé sur des lignes droites
perpendiculaires, nettes à 45°, et lorsque les personnages étaient
déséquilibrés ils sortaient simplement de ces axes. On n’avait pas besoin de
plus parce que la sensation était là.
Et comment se déroule
le travail lorsqu’on le fait avec son conjoint ?
Brigitte : En
fait, dès que l’on s’est rencontré, on a travaillé ensemble. Donc la relation
de travail est née tout de suite. On essaye de le faire comme si on travaillait
avec un « étranger ». Bien sûr ça peut être difficile, par exemple si
je mets Guy en scène, j’ai moins de patience, peut-être qu’avec un autre
acteur ! (rires) Parce qu’on se
connaît bien ! J’essaye d’ouvrir et fermer les portes selon les
besoins : de séparer travail, et
famille.
Guy : En fait,
c’est plus difficile quand elle me met en scène que lorsqu’on met en scène
conjointement. Nous sommes même assez complémentaires ! Déjà nous sommes
toujours d’accords sur les lignes dramaturgiques de base. Moi je travaille
essentiellement sur l’espace, les aspects plus spectaculaires, les trucs qui
brillent (rires) et elle, plus sur la finesse, le jeu d’acteur. On se complète
bien ! Et puis elle me connait par cœur comme acteur, donc elle connait
tous mes défauts… qui reviennent à chaque début de travail ! Donc au bout
de cinquante fois, je comprends qu’elle puisse fatiguer ! (rires)
On l’a évoqué, vous
témoignez d’une grande curiosité envers de multiples domaines artistiques comme
la musique, la danse ou la marionnette, que vous mélangez régulièrement au
travers de vos créations. Pourquoi cette pluralité est-elle importante ?
Brigitte : Simplement
parce qu’on trouve qu’elle est intéressante sur tel ou tel projet. Elle découle
de la nécessité. Par
exemple, dans « Autrefois il faisait jour jusque minuit », l’un de
mes textes, créé au Rideau de Bruxelles, j’ai mis en scène un personnage muet
de danseur, qui n’existait pas dans l’écriture. Je pensais que le langage de la
danse apporterait une dimension complémentaire à la parole. Mais rien n’indique
que je réutiliserai ce procédé pour ma prochaine création. Ce n’est jamais
calculé.
Guy : Dans
notre prochaine création d’été, à Hélécine, nous allons intégrer de la musique
en live. Ça part notamment de la constatation du nombre important d’académies
de musique dans la région, du nombre de fanfares ! On a ce vivier-là et on
a envie de le montrer. Le choix musical est le Rock. Ce choix se justifie
simplement par la caractéristique du personnage musicien de la pièce. On
n’exclut pas les autres choix, on choisit. Ce sera du Rock !
Vous êtes depuis
longtemps à l’origine de la naissance de nombreux textes théâtraux d’auteurs
belges comme Olivier Coyette, Thierry Janssens ou Pietro Pizzuti. Racontez-nous
comment se déroulent ces naissances depuis les germes de l’idée à l’encre sur
le papier ?
Brigitte : Pour
les spectacles d’été, on part sur l’idée d’un thème. On interviewe des gens. On
recueille des témoignages. Ensuite, on passe commande à un auteur sur base de
cette matière documentaire et de nos discussions pour lui faire sentir le
non-dit qu’on a ressenti lors des interviews. On échange beaucoup. Parfois, on
pose des contraintes. Mais en ce qui concerne mes spectacles, c’est toujours
moi qui adapte et/ou écrit les textes.
Guy : Et puis
certain textes existent avant la création du spectacle ; je pense à
« La résistante » de Pietro
Pizzuti, qui n’est pas une commande du tout. Je l’ai monté au Cameroun.
Durant le travail, on bloquait complètement sur le deuxième acte, ça n’allait
pas du tout ! Alors je lui ai demandé par mail s’il pouvait retravailler
ces scènes en intégrant mon point de vue. Pietro qui est quelqu’un de très
ouvert a réécrit tout un acte ! On a correspondu comme ça, par mail, en
s’envoyant mutuellement nos notes. Il s’est passé la même chose avec Caroline
Safarian à qui j’ai suggéré de rajouter un personnage, parce que j’avais un
manque. De là est né le fantôme qui est finalement devenu l’axe central de la
pièce. L’auteur guinéen, Hakim Bah, de ma prochaine création est actuellement
en train de retravailler des passages après que je lui ai suggéré des idées.
Pour cela il faut des auteurs suffisamment ouverts.
Brigitte : Pour
« Le carré des cosaques » de et avec François Houart, je n’ai pas touché aux mots de François, nous
avons travaillé ensemble sur la structure du spectacle. À partir d’une matière
colossale d’écritures et d’impros. C’est très gai !
Guy : Pour moi
c’est une grande qualité pour un auteur, outre son talent, d’avoir une
ouverture à l’adaptation à la scène de son œuvre en fonction des besoins du
plateau. C’est d’une grande humilité aussi !
Quels sont, selon
vous, les caractéristiques de la littérature belge ? Dramatique ou autre.
Guy : Je
lis beaucoup de tout. C’est bête ce que je vais dire : je trouve que sa
caractéristique, quand elle est différente, c’est qu’elle n’est pas française.
Il y a une tendance à un type de dramaturgie parisienne, classique, réaliste.
Et cela, encore aujourd’hui. Ici, il y a peu d’auteurs belges qui écrivent
encore comme ça. On est beaucoup sur des ruptures dramaturgiques, du point de
vue scénaristique par exemple : la linéarité du récit est souvent
« tordue », on sort souvent du réel pour atteindre l’onirique ou plus
largement, « l’ailleurs »
Brigitte : Il
y a quelque chose de l’ordre de l’originalité. On a l’impression que les
auteurs vont vers quelque chose qui leur appartient, d’unique. Il y a moins de
classicisme qu’en France.
Guy : Mais on
ne dit pas que tout est mauvais en France ! Loin de là ! Il y a
beaucoup de très bons auteurs comme Azama, Melchiot, Lagarce … sans parler des
Becket, Coltès et autres bien sûr. En fait, en Belgique, on est nettement moins
littéraires. Nous avons moins le souci de la phraséologie. C’est très
secondaire dans notre dramaturgie. Ce qui n’empêche pas la poésie bien
sûr ! Je reviens sur Pietro qui écrit de façon très lyrique ! Paul Pourveur ou Stan Cotton, idem !
Et quelles seraient
les caractéristiques du théâtre belge ?
Brigitte : Je
ne sais pas s’il y a UN théâtre belge, il y a tant de choses différentes !
Les esthétiques diffèrent tellement d’un metteur en scène à l’autre. Je pense
qu’il y a une liberté , un certain anticonformisme.
Guy : Je ne
vois pas de théâtre belge. Peut-être le théâtre de Charlie Degotte à une époque, très emprunte d’une belgitude. Je ne
sais pas si on peut rassembler des grands noms du théâtre de la communauté
francophone comme Dussenne, Delaunoy, Sireuil,
Sermet … dans une définition de « théâtre belge ». Par contre, on
peut y arriver plus aisément avec le théâtre flamand ! Il y a quelque
chose de très générique dans le théâtre flamand. La non-théâtralité par
exemple. Je pense à Transquinquennal, Peeping
Tom, de Onderneming, Victoria … . Je ne pense pas qu’il y ait un équivalent
ailleurs.
Du 23 juillet au 9
août 2014, vous montez votre prochaine création, écrit par Guy, « Moi, je
rumine des pensées sauvages » qui sera présenté au domaine du château
d’Hélécine avec notamment Philippe Allar et Bernard Sens dans les rôles-clés.
Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Guy : C’est
l’histoire d’un producteur de lait en hesbaye brabançonne, qui n’est pas une
région où cela habituellement. On y cultive d’avantage les céréales, des
patates et des betteraves parce que la terre est très riche. Mais comme il aime
les bêtes, il fait ça. Il arrive à traverser la crise de la vache folle, puis
la crise du lait et ainsi de suite. Mais un jour, sa grange prend feu.
L’assurance ne le suit pas. Il est criblé de dette. Il est au bord de la
faillite. L’unique solution qu’il a trouvée est d’occuper un lieu connu : le
Domaine Provincial d’Hélécine. Il investit donc le lieu avec ses machines, ses
bêtes et ses amis venus le soutenir pour faire pression afin que la situation
change. Le Ministre va arriver. Son ami va déraper.
Brigitte : C’est
un spectacle en extérieur. Les spectateurs seront invités à venir soutenir cet
homme dans sa lutte ! Il y aura un repas et un concert parce que le
personnage fait partie d’ un groupe de rock ! Les fanfares du village
viendront également se joindre à la manifestation !
Quels sont vos
projets pour l’avenir ?
Guy : « Le
cadavre dans l’œil » en Afrique fin octobre 2014. Le spectacle reviendra à
Watermael-Boisfort et dans différents centres culturels.
Brigitte : Et
un spectacle d’appartement en préparation que j’ai presque fini d’écrire dans
lequel Guy jouera.
Quels sont vos
ressentis sur la situation actuelle de l’artiste ? En tenant aussi compte
des dernières réformes en date.
Guy : Je
suis très pessimiste. Je pense que le statut d’artiste, tel qu’il est réformé,
n’aura qu’un temps. J’ai l’impression que la conjoncture politique va faire se
resserrer les choses. Les syndicats se montrent antis parce que le statut, qui
a une forme de privilège, est hors de la déontologie générale de ces syndicats.
Je suis d’autant plus pessimiste qu’il y a une énorme masse de nouveaux
artistes dont on ne peut prendre la charge entière au niveau de la protection
sociale et au niveau du travail. Je pense que les hautes écoles et
conservatoires doivent aujourd’hui former leurs élèves au-delà de la scène. Il
faut les former à l’enseignement, l’éducation permanente, à la formation
d’adultes, à la gestion, à la communication, etc. Il faut ouvrir cette formation
à d’autres compétences sinon on ne va former que des chômeurs.
Qu’auriez-vous à dire
à la jeune génération d’artistes ?
Brigitte : Défendre
ses rêves avant tout ! Malgré la conjoncture très difficile, s’ils ont
vraiment envie d’y arriver, de se battre pour y arriver. Surtout ne pas se
laisser enfermer dans des moules pour se faire engager ! Faire les choses
comme ils sentent qu’elles doivent être
faites.
Guy : Et
s’inspirer beaucoup de lectures, du monde, d’informations, de rencontres, etc.
Notre métier doit parler du monde sinon il n’a pas d’intérêt !